Bien peu de morceaux de vêtements se sont fait attribuer des connotations aussi diverses à travers les années que le manteau de cuir noir. Explorer son histoire, c’est aussi survoler le XXe siècle et réaliser que son récit est une fenêtre pour comprendre les nombreux changements ayant mené à notre époque.
Selon les recherches dirigées par Mick Farren, l’auteur du livre The Black Leather Jacket, la première apparition du manteau de cuir noir proviendrait de la Luftstreitkräfte, la force aérienne de l'armée allemande durant la première Guerre Mondiale. Le blouson était alors porté comme survêtement d’uniforme.
Création d'un classique
En 1928, le fameux concessionnaire de motocyclettes du Wisconsin, Harley-Davidson, demande à Irving Schott, un fabricant de manteaux new-yorkais d’origine russe, de confectionner un manteau pour les motocyclistes. L’entreprise désire offrir à ses clients un blouson résistant en cas de chute. Croyant qu'il n’obtiendrait pas de bonnes ventes s'il l'honorait de son nom juif, Schott baptise sa création le Perfecto. Conçu à 1 500 exemplaires, le Perfecto original est vendu 5,50$ l'unité. Il est considéré comme le premier manteau de motocyclette stylisé.
Le Perfecto de Schott possède en effet une coupe spécifique et des caractéristiques novatrices : une fermeture Éclair oblique doublant l'épaisseur de cuir pour protéger l’abdomen, des boutons-pression permettant de rabattre le col afin d'éviter qu'il ne batte au vent, des poignets que l'on resserre pour limiter les entrées d'air, une ceinture, dans le même cuir que le blouson, pour ajuster la taille. Depuis ce design originel, le Perfecto n'a que très peu changé.
Une icône est née
Durant la seconde Guerre Mondiale, le manteau de cuir est surtout synonyme d’habit militaire aux États-Unis avec la standardisation du modèle A2 destiné aux aviateurs. Ce vêtement spécifique affiche les premiers signes de personnalisation des manteaux de cuir car les soldats l'ornaient de dessins de pin-ups. La coupe du A2 est encore très répandue de nos jours.
L’époque suivant la fin de la guerre voit naître aux États-Unis la culture biker qui rejette le conformisme et l’aseptisation des moeurs en temps de paix. L'aspect esthétique et marginal de la sous-culture charme plusieurs membres de la communauté gay. Auréolée d'une hypermasculinité avide de danger, cette image rebelle décoiffe les stéréotypes de l’homosexuel efféminé représentés dans les films et le théâtre américain. L’artiste finnois Tom of Finland publie à cette période de nombreux dessins représentant des policiers musclés habillés de cuir dans des beefcake magazines. C'est les balbutiements de la Communauté Cuir.
Il faut attendre le début des années 50 et la sortie du film hollywoodien The Wild One en 1953 pour concevoir l’influence plus large des motards sur la culture américaine. Le long-métrage met en scène le chef d’une bande incarné par Marlon Brando. Johnny et ses acolytes, appelée les Rebelles Noirs, sèment la pagaille partout où ils passent. Beau gosse faisant fi des lois, il est la célébration de la virilité d’après-guerre avec ses muscles et son arrogance dans l'Amérique puritaine des années 1950. Le blouson est alors interdit dans de nombreuses écoles.
L'Angleterre des années 1950 voit rapidement se développer la sous-culture juvénile des Rockers (ou dit Leather Boys), des gangs de motards avides de vitesse sans casque habillées des manteaux de cuir Lewis Leathers. Ils s'adonnent à une lutte territoriale contre les mods, cette jeunesse huppée dansante sur les amphétamines qui se déplace en Vespa et écoute du jazz.
À la suite de la propagation du film de Brando sur la planète, il se crée un peu partout des sous-cultures de bandes urbaines au look motard issus des quartiers populaires. Les nadsacks irlandais, les Halbstarkens germaniques, les nozems néerlandais, les raggares suédois, les bodgies océaniques, les ducktails sud-africains.
Pour l'amour du rock
En 1955, le groupe américain The Cheers lance une chanson vantant le charme des motards; Black Denim Trousers And Motorcycle Boots. En 1956, la grande vedette de la chanson française, Edith Piaf, dévoile sa propre version à l'Olympia, faisant d'elle la première à chanter du rock 'n' roll en français.
"Il portait des culottes, des bottes de moto
Un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos
Sa moto qui partait comme un boulet de canon
Semait la terreur dans toute la région."
Petit à petit, le manteau en cuir noir étend ses ramifications. En pleine contre-culture des années 60, l'acteur américain Steve Mcqueen, le chanteur Elvis Presley et les Beatles vont adoucir son image tout en l'utilisant en fonction de son aspect anticonformiste pour séduire les masses adolescentes.
L'arrivée du punk
Les années 70 vont ouvrir la porte à plusieurs appropriations du manteau de cuir noir. D'une part avec l'émergence en occident des mouvements BDSM, hypertrophiant l'érotisme d'un manteau possédant déjà une identité fortement sexualisée. Pendant ce temps, le Japon connaît une forte augmentation de gangs de motards appelés Bōsōzoku, comme en témoigne le film God Speed You! Black Emperor de Mitsuo Yanagimachi. Avec l'explosion du mouvement punk, tant britannique que new-yorkais, le Perfecto trouve son incarnation la plus viscérale par l'intermédiaire de groupes pionniers comme les Sex Pistols et les Ramones.
Souvent modifié à la sauce DIY comme le modèle A2, une jeunesse désenchantée y ajoute des studs, des chaînes, des patchs à l'effigie de groupes ou porteurs de messages politiques. Des années 70 jusqu'à nos jours, le manteau est l'un des symboles forts du mouvement punk.
La formation disco américaine Village People, en référence à Greenwich Village, haut-lieu de la communauté gaie new-yorkaise des années 70, regroupe six personnages dont l'un est un policier au goût avoué pour le cuir et très inspiré des dessins de Tom of Finland. Jusque là réservé aux hommes, le Perfecto est porté par des militantes féministes comme symbole d'émancipation et des rockeuses telles Blondie, Joan Jett et Patti Smith vont stylistiquement rejoindre leur combat pour l'égalité des sexes.
Ères modernes
Après des décennies de controverse, les années 90 annonce la banalisation du Perfecto avec son entrée remarquée dans l’univers de la mode. Le photographe new-yorkais Peter Lindbergh recontextualise The Wild One pour la couverture du Vogue britannique de janvier 1990. Cette photo marquera le début de l’époque des supermodel. On y voit entre autres les prochaines grandes vedettes du mannequinat international, comme par exemple Naomi Campbell et Cindy Crawford.
Aujourd'hui, rockers, étudiants, vétérans, punks, fashionistas, gais, mères de famille, hipsters, motards, arborent le morceau, tant dans les quartiers tranquilles que sur les tapis rouges. Le manteau de cuir noir est devenu un exemple de gentrification vestimentaire. Galvaudé à toute les sauces et vendu dans les grandes chaînes, il a traversé les époques jusqu'à perdre sa fonctionnalité initiale et son aspect corrosif au profit d'une large démocratisation quelque peu mercantile.
Devenu très branché ces dernières années, porter un tel blouson n'est plus un acte irrévérencieux, c'est simplement une façon d'exprimer son audace stylistique.